Nourrir ou mourir : l'oralité à l'épreuve de la fin de vie

Publié le par Kyrillos

L’alimentation, considérée comme un soin à part entière, est inscrite dans la fonction de l’aide-soignant, définie par décret au niveau national. L’’arrêté du 22 juillet 1994 qui régit aujourd’hui la fonction stipule que "les aides-soignants contribuent à la prise en charge globale des personnes en liaison avec les autres intervenants au sein d’une équipe pluridisciplinaire, en milieu hospitalier et extra-hospitalier et, en tant que de besoin, à leur éducation et à celle de leur entourage ".

L’aide-soignant partage d’ailleurs cette préoccupation avec le médecin mais aussi et surtout avec l’infirmier qui travaille étroitement autour du même patient. Au sein de cette équipe : "l’aide-soignant contribue à la prise en charge d’une personne ou d’un groupe de personnes et participe, dans le cadre du rôle propre de l’infirmier, en collaboration avec lui et sous sa responsabilité, à des soins visant à répondre aux besoins d’entretien et de continuité de la vie de l’être humain et à compenser partiellement ou totalement un manque ou une diminution d’autonomie de la personne. "

On observe, dès lors, une préoccupation commune à l’ensemble des intervenants (professionnels et proches) accompagnant le patient en fin de vie. Cette multidisciplinarité prend en compte la complexité de cette problématique :

    • Doit-on nourrir un patient en fin de vie, même artificiellement ?

Les problèmes posés par l’alimentation des patients en soins palliatifs sont multiples et dépassent de loin la simple dimension diétét(h)ique. En tout premier lieu, on notera que les rapports entretenus par les soignants avec la nourriture transparaissent immanquablement dans leur approche de la fin de vie. La principale difficulté réside dans tout un ensemble de représentations psychiques associées chez les soignants à la nourriture et qui ne sont que difficilement compatibles avec l’accompagnement d’un patient en fin de vie.

En effet, on observe de la part des soignants, une difficulté à gérer leur rapport à la nourriture qui s’explique par le caractère très ambivalent de l’alimentation, à la fois vecteur de représentations positives et de sollicitations négatives.

  1. Représentations positives de l’alimentation chez les soignants

Elles sont toujours liées aux pulsions de vie, que Freud a décrit en 1920, comme des " forces psychiques sexuelles mais aussi d’auto-conservation qui s’opposent à des forces contraires ", qu’il a nommé pulsions de mort. Pour la majorité des soignants : l’alimentation est l’expression réciproque et manifeste de cette force vitale ; elle est pour eux le symbole de vitalité du patient et devient parfois le lieu de préoccupation lorsqu’ arrive la mort.

Les proches, eux aussi, accordent beaucoup d’importance à la nourriture et s’impliquent facilement dans le repas y trouvant ici un intérêt évident. Le soulagement du soignant quand le patient ne peut plus manger seul n’est pas la seule raison de la participation de certains proches, il faut y ajouter le désir d’agir efficacement autour et pour le malade. Pour beaucoup de proches, l’alimentation est d’ailleurs vécue comme un véritable soin et se trouve alors entourée de vertus réparatrices et curatives faisant obstacle au sentiment d’impuissance

" Mange, ça ira mieux ! " " Fait un effort, c’est pour ton bien ! " " Il faut manger pour reprendre des forces ".

Ces exemples, nous montrent que l’alimentation joue déjà un rôle assez ambivalent puisqu’au décours de ces conduites nourrissantes et nourricières se révèle une angoisse de mort oppressante pour le patient et les proches.

On observe ici un mécanisme de défense très marqué des proches et de soignants pour lutter contre cette angoisse : c’est l’activisme, car le recours à l’action soulage de l’angoisse

  • Activisme : Mécanisme de défense consistant à " gérer des conflits psychiques ou des situations traumatiques externes par le recours à l’action, à la place de la réflexion ou du vécu des affects. "

Pour les soignants, la préoccupation est identique : nourrir un patient a bien pour but de le maintenir dans son état actuel, de ne pas favoriser sa dégradation physique, mais aussi de continuer à agir contre la maladie, même quand le curatif n’est plus possible (Les soins palliatifs ne seraient t-ils pas d’ailleurs le fruit de ce même mécanisme de défense inconscient, d’activisme ?).

Lorsque l’alimentation " classique " n’est plus possible on assiste à un double renoncement :

  • de la voie orale (avec le passage à une voie entérale ou parentérale d’alimentation)
  • puis de l’alimentation elle-même (maintien d’une simple hydratation terminale).

Bien souvent, le soignant est contraint d’abandonner le soin alimentaire, il se trouve frustré de ce qui constitue un ancrage primordial de sa pratique : la fonction maternante. On est d’ailleurs ici très proche de la fonction maternelle tant le rapport entre le patient mourant et le soignant tient plus de la chaleur rassurante que du soin purement technique, comme une mère pour un enfant

La dernière représentation positive de l’alimentation correspond à son caractère de vecteur relationnel. Par la bouche passent les aliments mais aussi les mots. L’oralité concerne en effet autant le langage que l’alimentation et cela dès notre naissance. Le nourrisson qui tête le sein de sa mère ou son biberon peut à la fois se nourrir physiquement et psychologiquement de la mère. A l’autre bout de la vie, les soignants qui donnent à manger remplissent cette double fonction orale : nourrir le patient totalement.

 

 

 

    1. Représentations négatives de l’alimentation en fin de vie

Conjointement à ces représentations positives, sont aussi présentes des représentations inverses, liées à la pulsion de mort elle même. Il s’agit là d’une certaine logique psychique puisque les représentations liées à l’alimentation s’opposent tout comme les pulsions auxquelles elle font directement référence.

En tout premier lieu, l’alimentation est parfois pourvoyeuse de difficultés quand les symptômes d’anorexie sont présents. Les études de prévalence des symptômes en soins palliatifs montrent des chiffres de 63 à 85 % pour l’anorexie. Cela signifie que la grande majorité des patients en soins palliatifs va rencontrer des difficultés alimentaires. Les conséquences psychologiques sont évidentes et bien souvent le moment du repas est plus redouté qu’attendu par le patient :

    • Anorexie
    • Dégoût
    • Vomissements

Parallèlement à ces représentations négatives du patient se greffent celles des proches et des soignants. Il est aussi souhaitable d’y associer toutes les représentations inconscientes, véhiculées par la société occidentale, et qui rapprochent alimentation et mort prochaine :

    • Le dernier repas du condamné
    • Le bouillon de onze heures.

On observe une seconde série de représentations négatives de l’alimentation, liée à la perte d’autonomie : le patient en fin de vie a parfois besoin de l’aide du soignant ou d’un proche pour manger et il en résulte une grande souffrance psychique. Au delà, du rapport symbolique mère-enfant, qui se trouve ici inversé, la dépendance alimentaire impose la marque d’une mort annoncée.

 

Le retour au stade oral, tel que Freud a pu le décrire comme premier stade du développement de l’individu, indique inconsciemment au patient une régression du corps et des conduites et amène par conséquent une réelle régression psychique. La conséquence la plus grave peut être la dépression.

  • Le soignant sera donc vigilant aux changements des conduites alimentaires du patient.

 

 

En conclusion

Ces quelques pistes de réflexion nous montrent bien la complexité à gérer l’alimentation en fin de vie. Au delà, des difficultés du praticien pour mettre en place un traitement adapté contre l’anorexie, il existe aussi des difficultés pour les autres membres de l’équipe (aide-soignant, infirmier). L’alimentation est investie globalement par l’ensemble des acteurs de la fin de vie comme un lieu symbolique de multiples représentations très ambivalentes. Non loin de résoudre le problème éthique posé par chaque nouvelle prise en charge, une réflexion interdisciplinaire permettra de prendre en compte, dans chaque situation, les particularités liées à l’alimentation.

C’est là encore de cette démarche de concertation entre plusieurs disciplines que nous parvient la réponse des soins palliatifs.

 

 

Publié dans Mr.L - psychologue

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